Ressources - La Traviata

Présentation

Adaptation de La Dame aux camélias d'Alexandre Dumas fils, La Traviata (littéralement La Dévoyée) concentre certaines des plus déchirantes pages de Verdi et de tout le répertoire lyrique. Attention, chef-d'œuvre!

Pour la metteuse en scène Silvia Paoli, de retour après une mémorable Tosca la saison dernière, le destin de Violetta est moins scellé par la maladie que par une société impitoyable et hypocrite qui ne lui laisse d’autre choix que de se sacrifier.

Un amour libre autant que fatal, un romantisme à son paroxysme et une soprano « absolue » soulevée par les émotions. Elle passe avec la même intensité des pyrotechnies vocales au sacrifice puis à la mort, portée par un orchestre qui lui répond avec la même puissance émotionnelle.

Giuseppe Verdi, le compositeur

Contenus

Giuseppe Verdi est né en 1813 à Roncole, région sous domination napoléonienne au moment de sa naissance mais repris par les troupes autrichiennes quelques mois plus tard. Fils de Carlo Antonio et Luigia Uttini, Verdi est issu d’une famille de la petite bourgeoisie de campagne. Les parents de Verdi tiennent une auberge et, bien qu'ils ne soient pas musiciens, la musique n'est jamais loin de la famille. Contrairement à une croyance populaire, Verdi ne part pas de rien. En effet, des artistes se trouvent dans son entourage familial, dont une cantatrice et un ténor. Par ailleurs, il grandit dans l'Italie du XVIIIe siècle, une époque et un lieu imprégnés d'art lyrique. Ainsi, le contexte favorable nourrit et éveille la fibre musicale du jeune Verdi, le préparant à son brillant avenir.

Pendant son enfance, Verdi essaie différents instruments, dont l’épinette et l’orgue, et chante dans des chœurs. En 1823, il entre au lycée de Busseto, le Ginnasio. A partir de 1825, il étudie au sein de l’école de musique de Ferdinando Provesi. Parallèlement à ses études, il travaille en tant qu’organiste et à 15 ans, il compose sa première symphonie.

Antonio Barezzi, souvent considéré comme le découvreur du talent de Verdi, lui offre l’hospitalité en 1825. Il devient son mécène et Verdi donne des leçons de musique sa fille, Margeherita, qui deviendra plus tard sa femme. Il se fait également repérer par Don Seletti, ce qui lui permet de côtoyer des personnes influentes et se faire une place dans le milieu.

En 1834, à la suite de l’obtention d’une bourse il part tenter l’examen du conservatoire de Milan mais est finalement refusé. Il poursuit donc sa formation auprès de Vincenzo Lavigna à la Scala, théâtre prestigieux de Milan. En parallèle, il compose et développe un goût certain pour la tragédie lyrique et le milieu de l’opéra. Toujours en 1834, il donne son premier concert public où il dirige La Création de Joseph Haydn.

En 1836, il épouse Margherita. La même année, il devient maître de musique à Busseto, à l’issue d’une bataille face à Giovanni Ferrari pour le poste. Néanmoins, à peine deux ans plus tard, il démissionne.

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Aidé financièrement par Antonio Barezzi, la famille Verdi s'installe à Milan en 1839 et Verdi se consacre alors pleinement à la composition d’opéras. Merelli, directeur du théâtre la Scala à Milan, refuse Lord Hamilton mais commande un autre projet Oberto Conte di San Bonifacio. Face au vif succès d’Oberto, Merelli commande trois nouveaux opéras dont Un Giorno di regno mais les critiques seront moins élogieuses.

En 1840, Margherita meurt. L’année d’avant, il rencontrait la soprano Giuseppina Strepponi lors des répétitions de son premier opéra Oberto. Elle deviendra sa maîtresse après la mort de sa femme, puis sa seconde épouse.

Malgré des succès parfois en demi-teinte, Verdi a su construire sa renommée dans le milieu. En 1842, Nabucco est un triomphe et est joué près de 57 fois pendant 9 mois. Les Lombards de la première croisade créée en 1843 est également une réussite.

Chœurs de l'Opéra national de Paris - Nabucco de Giuseppe Verdi

En 1848, alors qu'il se trouve en France après avoir rejoint Giuseppina Strepponi, Verdi s'intéresse de près au renversement de la monarchie et à la proclamation de la IIe République. Il suit également avec attention le mouvement républicain à Milan. En décembre 1848, Verdi se rend à Rome pour la création de La Battaglia di Legnano sur un livret de Cammarano. Cet opéra est imprégné d'un profond caractère politique. Verdi s'inspire de la bataille de Legnano de 1176, au cours de laquelle l'empereur allemand est défait par la Ligue lombarde. Cette évocation historique permet à Verdi de faire un parallèle habile avec la situation contemporaine de l'Italie, où la Lombardie est sous domination autrichienne. La première représentation, donnée en janvier 1849, est un triomphe et fait de Verdi un symbole de la résistance contre l'occupation autrichienne et de la lutte pour l'unité italienne.

Entre 1850-1852, il compose Rigoletto, Le Trouvère, et La Traviata, des œuvres qui figurent parmi les plus marquantes du compositeurs encore aujourd’hui.

En 1861, le royaume d'Italie est proclamé et Verdi est élu député de l’Assemblée nationale italienne. Un engagement qui s’inscrit dans la continuité de sa démarche artistique depuis des années au travers d’opéras souvent politiquement engagés.

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Rigoletto by G. Verdi - "La donna è mobile" (Michael Fabiano)

Verdi continue de composer pour l'opéra et, en 1871, il crée Aïda en Égypte, répondant ainsi à une commande d'Ismaïl Pacha, Khédive d'Égypte. Ismaïl Pacha souhaitait donner à l'Égypte l'image d'une grande nation à travers cet opéra. Aïda, avec son intrigue exaltante et ses décors grandioses, devient un symbole de cette ambition et témoigne de la grandeur culturelle et artistique que le Khédive voulait projeter.

En 1893, il compose son dernier opéra Falstaff, terminant sa carrière sur une note joyeuse, avant de décéder en 1901 à Milan. Verdi est l’un des compositeurs romantiques les plus influents du XIXè siècles. Son influence perdure et encore Avec ses multiples opéras joués dans le monde entier, il laisse une trace indélébile sur le genre. Encore aujourd’hui très apprécié, ses œuvres sont centrales dans le répertoire lyrique et font encore l’objet de beaucoup d'admiration.

En 1893, Verdi compose son dernier opéra, Falstaff, terminant ainsi sa carrière sur une note joyeuse et comique. Il meurt en 1901 à Milan et laisse derrière lui un vaste héritage musical. Verdi est l'un des compositeurs romantiques les plus influents du XIXe siècle et son influence perdure encore aujourd’hui. Ses œuvres, toujours très appréciées, occupent une place centrale dans le répertoire lyrique. Elles continuent de susciter admiration et respect, témoignant de l'impact durable de Verdi sur la musique et la culture.

Chronologie

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1813

Naissance de Giuseppe Verdi à Roncole (province de Parme, Italie), dans une famille de commerçants.

1831

Refusé au conservatoire comme pianiste mais encouragé par le jury à la composition, il est formé par Lavigna à l'étude de Haydn et de Mozart.

1836

Verdi épouse Margherita Barezzi, qui lui donnera deux enfants.

1839

Création à la Scala de son second opéra Un giorno di regno (opéra buffa) : c'est un échec complet.

1842

Création à la Scala de Nabucco. Le succès des représentations va faire de Verdi un personnage à la mode et sollicité par tous les directeurs d'Opéra de la péninsule.

1845

La création à Londres, puis à Paris d'Ernani marque le début du rayonnement européen de l'œuvre de Verdi.

1847

Création à Florence de Macbeth.

1849

Création à Naples de Luisa Miller d'après un drame de Schiller.

1851

Création à Venise de Rigoletto.

1852

Il mène de front la composition du Trouvère et de La Traviata.

1853

Création à Rome du Trouvère : succès considérable. Six semaines après, création à Venise de La Traviata. C'est un des plus grands échecs de l'histoire de l'opéra.

1854

Reprise à Venise de La Traviata au théâtre de San Benedetto : c'est cette fois-ci un succès.

1855

Pour l'exposition universelle, Verdi compose Les vêpres Siciliennes.

1857

Création de Simon Boccanegra à Venise. Création de Aroldo, à Rimini.

1859

Création du Bal masqué à Rome.

1862

Création de LaForce du destin à Saint-Petersbourg.

1867

Nouvelle création parisienne : Don Carlos.

1870

En avril, Camille du Locle, librettiste de Verdi, lui adresse un bref synopsis, tiré d'une nouvelle due à l'égyptologue Mariette, Aïda. Verdi est séduit rapidement ; c'est un excellent sujet d'opéra. Il est décidé que Aïda serait représenté pour l'inauguration du nouveau théâtre du Caire. À la mi-novembre, l'opéra est prêt pour être créé en janvier. Mais la guerre franco-prussienne et la commune de Paris retardent la fabrication et l'expédition des décors et des costumes, placés sous la responsabilité de Mariette. La guerre terminée, Aïda est créée pour l'inauguration du nouvel Opéra du Caire le 24 décembre.

1872

Verdi, réconcilié avec la Scala, accepte d'y présenter Aïda pour le carnaval, le 8 février : c'est un succès « à la Aïda ».

1873

Quatuor à cordes, Naples.

1874

Création de la Messa di Requiem en mémoire du poète Alessandro Manzoni, mort l'année précédente.

1876

Création de Aïda à Paris, le 22 avril.

1887

Alors que Verdi semblait avoir renoncé au théâtre, la création d'Otello à la Scala lui vaut un hommage de toute l'Europe musicale.

1893

Création à la Scala de son dernier opéra, Falstaff.

1901

Verdi meurt à Milan le 27 janvier.

Francesco Maria Piave, le librettiste

Francesco Maria Piave, né en 1810 sur l'île de Murano à Venise, est une personnalité influente du monde littéraire et musical italien du XIXe siècle. Durant son enfance, il émigre avec sa famille à Pesaro, puis à Rome. Il y suit des études au séminaire, s'immerge dans les milieux littéraires et devient membre de l'Accademia Tiberina en 1831. Après la mort de son père en 1838, il retourne à Venise et occupe le poste de secrétaire de rédaction chez l'éditeur Giuseppe Antonelli.

Fervent défenseur de l'unité italienne, Piave utilise ses talents de librettiste pour exprimer des idées politiques à travers ses œuvres. Il collabore avec de nombreux compositeurs, mais sa relation la plus prolifique et la plus célèbre est celle avec Giuseppe Verdi. Ensemble, ils créent neuf des opéras les plus emblématiques de Verdi tels que Ernani (1844), Stiffelio (1850), Rigoletto (1851) ou encore La Traviata (1853). Il devait également collaborer avec Verdi sur le livret d’Aïda, mais une attaque en 1870 interrompt brutalement sa carrière et le laisse très diminué. Francesco Maria Piave s’éteint en 1876 à Milan, laissant derrière lui un héritage durable dans l'histoire de l'opéra italien.

L'histoire

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La Traviata est un opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, créé en 1853, à la Fenice de Venise. Le livret est signé de la main de Francesco Maria Piave, d’après le roman d’Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias. Après deux opéras traitant des sujets historiques, cette fois-ci Verdi s’inspire des mœurs contemporaines et nous offre une histoire d’amour hors des conventions sociales de l’époque.

Dans le Paris des années 1850, Violetta Valéry, la traviata (“la dévoyée” en français), donne une réception dans ses appartements. Parmi les convives figure Alfredo Germont, un jeune bourgeois. Rapidement il s'éprend de la courtisane et lui déclare sa flamme. Violetta, loin d’être insensible aux avances du jeune homme, se laisse séduire par ce dernier.

De nombreux obstacles se dressent devant ce couple naissant. Leur histoire d'amour, en décalage avec les mœurs de l'époque, suscite de vives réactions. À cela s'ajoute la maladie de Violetta : atteinte de la tuberculose et consciente d’être condamnée, elle voit leur relation se compliquer encore davantage

Malgré tout, Violetta croit pouvoir vivre son amour avec Alfredo. Le jeune couple décide de quitter l’agitation de la capitale et s’installe à la campagne. Pour goûter au bonheur, Violetta a tout abandonné et vend ses biens. Mais cela ne suffit pas, les dettes s’accumulent et l’a rattrape rapidement. Alfredo se rend alors à Paris afin d’éponger les dettes de sa bien-aimée.

Violetta se retrouve seule, et Giorgio Germont, le père d’Alfredo lui rend visite et la supplie de mettre fin à leur relation. Le scandale qu’elle suscite rend impossible le mariage de la sœur d’Alfredo. A contrecœur Violetta accepte ce sacrifice et fait remettre une lettre de rupture à son amant, laissant croire qu’elle le quitte pour retrouver son ancien bienfaiteur.

A son retour, Alfredo, aveuglé par la colère et l'incompréhension, l'humilie publiquement. A partir de là, les mois passent et la santé de Violetta se détériore. Alitée et ruinée, son beau-père qui lui confie avoir tout avoué à Alfredo et l’informe que celui-ci passera lui rendre visite dès son retour de l’étranger. Alfredo parvient à rejoindre Violetta et les deux amants tombent dans les bras l’un de l’autre. La joie de ces retrouvailles et le pardon ne suffisent pas  à la sauver et la Traviata rend son dernier souffle dans les bras de son amant.

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La Traviata by G. Verdi - "Libiamo ne' lieti calici" (Pretty Yende & Benjamin Bernheim), acte I

La Traviata by G. Verdi - "Addio del passato" (Pretty Yende), acte III

Genèse

Le livret s'inspire d'une actualité brûlante : le roman La Dame aux Camélias, d'Alexandre Dumas fils, ainsi que de la pièce homonyme, écrite postérieurement. Dumas y conte, dans une fiction à la fois romanesque et biographique, la vie d'une demi-mondaine : Marie Duplessis (de son vrai nom Alphonsine Plessis). Par les chemins de la prostitution, la jeune femme effectue une fulgurante ascension sociale. Marie a vingt ans quand elle devient, pendant quelques mois, la maîtresse d'Alexandre Dumas fils. Incapable de suivre le train de vie luxueux de sa liaison, l'écrivain doit la quitter. Peu de temps après, minée par la phtisie, Marie meurt, complètement ruinée. En 1848, Dumas lui voue un roman culte puis, quatre ans plus tard, une pièce de théâtre : Marie Duplessis se transforme en Marguerite Gautier, la « Dame aux Camélias ».

Verdi et son librettiste Piave ont gardé toutes les cruautés de ce miroir social. Violetta, face à l'intransigeance de Germont, le père d'Alfredo, se sacrifie pour assurer l'avenir d'une fille promise au bonheur bourgeois (la sœur d'Alfredo) auquel l'existence d'une belle-sœur au passé « chargé » ne lui aurait pas permis d'accéder. L'aspiration de Violetta ne se résume pas à la recherche de l'extase amoureuse, mais aussi à une envie d'intégration. Son sacrifice ne la conduit pas, comme le voudraient les normes de l'opéra, vers la folie ou le couvent mais, et c'est là le véritable outrage, à un retour à sa condition de courtisane.

Cette situation conduit à un retournement paradoxal qui fait apparaître Germont, et son ordre « petit-bourgeois », comme immoral et Violetta, la femme perdue, la « dévoyée », comme morale. Et si, à son tour, Verdi reprend ces thèmes avec une si forte implication personnelle, c'est parce que lui-même a vécu pendant plus de dix ans avec la cantatrice Giuseppina Strepponi avant de l'épouser. Cette liaison illégitime avec une « fille de théâtre » qui plus est, lui valut les sarcasmes et les ragots de la ville de Busseto, ainsi que l'hostilité du père de sa première femme, Antonion Barezzi.

L'opéra fut un fiasco lors de création à La Fenice en 1853, surtout du fait d'une distribution médiocre (Violetta était, par exemple, interprétée par une prima donna imposante bien peu plausible dans le rôle d'une poitrinaire !). Peut-être aussi, le public fut-il désarçonné par le langage musical novateur de Verdi : pour la première fois, le compositeur empruntait un sujet d'opéra à la littérature de son temps et abandonnait tout contexte historique pour s'attacher à la peinture d'un univers quotidien, à la recherche d'une émotion toute inférieure et de réalisme psychologique. Certes, airs et cabalettes sont toujours présents et les scènes de fête du premier et du second acte sont écrites dans un style brillant et enlevé, mais dans les scènes intimistes, la musique tourne le dos à la virtuosité vocale encore en vogue à l'époque et joue sur les demi-teintes. Jamais auparavant Verdi ne s'était autant attaché à l'évolution psychologique d'une de ses héroïnes : l'amour naissant, la passion, la souffrance, le sacrifice sont dépeints avec une grande justesse.

La censure de l'époque avait refusé que l'œuvre fût jouée en costumes contemporains, aussi l'action fut-elle transposée au temps de Louis XIV. Il fallut attendre 1906 pour que La Traviata soit enfin représentée en Italie en costumes du XIXe siècle. L'opéra fut repris un an après sa désastreuse création, au Teatro San Benedetto de Venise, avec cette fois-ci une distribution conforme aux souhaits du compositeur. Verdi avait remanié la partition pour l'occasion et l'œuvre connut un succès triomphal qui ne se démentit plus par la suite : La Traviata est, de nos jours, l'opéra le plus populaire de Verdi.

Article, Jean-Vincent Richard, L'Avant-Scène Opéra, n°51

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Le feu aux larmes

Une première, disent les histoires de la musique. Et c'en est une, en effet, que cette irruption, au beau milieu des années 1800, sur la scène de la Fenice, de cette dévoyée ratant dans les grandes largeurs sa réinsertion affective dans la bonne et honnête bourgeoisie de son temps. La censure ne s'y était pas trompée d'un pouce d'ailleurs, qui avait exigé que l'on jouât cela en costumes Louis XIV. Mais ces travestissements imbéciles de dernière minute ne sont d'aucun secours. Avec cet opéra-là, aucune ambigüité, aucune simulation, aucune alternative. Soit dit en passant, Verdi rendait là un fier service à nos modernes metteurs en scène et autres scénographes qui n'ont point besoin de se déhancher la comprenette pour transporter l'œuvre dans son contexte d'origine. La Traviata peut traverser d'autant mieux les décennies qu'il est complètement un opéra de 1853. Quelque chose comme le portrait en pied d'un siècle dont la fécondité créatrice absolument faramineuse n'a finalement d'égale que son hypocrisie morale – et aussi politique d'ailleurs. Cela explique peut-être ceci, mais c'est une autre histoire. Portrait d'un siècle, donc, malade de sa mauvaise conscience, de son puritanisme triomphant, de sa révolution industrielle, malade en un mot de sa paranoïa bourgeoise. Complice attentif même attendri de sa Violetta, le bon Verdi a pour elle des prévenances musicales inouïes. Même si elles sont meurtrières vocalement pour les cantatrices qui doivent les traduire, elles sont probablement le témoignage le plus parlant de cet engagement du compositeur aux côtés de la pauvre pécheresse. Mais le beau rôle, en vérité, que celui-là.

La vraisemblance

Il ne suffit pas de dire qu'avec La Traviata, le drame de mœurs fait une entrée passablement sublime dans le grand opéra, pour tirer son chapeau à Verdi. Pas davantage, on ne saurait se contenter de quelques considérations hâtives sur ce tour de force créateur qui voit un musicien passer avec les mêmes armes des passions fracassantes et exacerbées aux émois pathétiques mais ô combien plus intimes. C'est liquider un peu vite tout ce qu'il peut y avoir de souterrainement novateur – et quelque part de rebelle – dans La Traviata. Cette intrusion de la réalité dans l'opéra s'accompagne au plus haut degré d'une dimension toute bête mais dont les compositeurs romantiques ne se sont que très rarement embarrassés : la vraisemblance. Vraisemblance du « scénario », vraisemblance des personnages, vraisemblance enfin de cette mal-vie, de cette mal-mort qui fait de Violetta non par une anti-héroïne mais ce que je ne saurais autrement désigner que comme une contre-héroïne.

Il y a d'abord cette histoire tristement, abominablement banale. Et qui ne véhicule en tout cas aucune des valeurs sublimantes ordinairement présentes dans l'opéra du XIXe siècle. En tout état de cause, la voilà peut-être cette rébellion. Si l'on admet que l'idée même d'opéra promène par excellence une (ou des métaphore(s) de la société qui l'engendre ou qui la consomme, il y a bien des questions à se poser face à un produit comme La Traviata. Tout y est dit au ras des pâquerettes, pardon : des camélias. Tout au premier degré, si vous préférez. Pour filer la métaphore, mieux vaut s'adresser ailleurs. Tant pis pour le sacrilège, mais pour ne s'en tenir qu'au livret – imparable au demeurant – ça ne brille pas vraiment par l'immensité métaphysique des motivations. Il s'en dégage même comme une odeur un brin nauséeuse et morose d'espérance brisée. Au bout du compte, une pauvre fille se fait blouser sur toute la ligne par un jeune homme bien sous tous rapports, sincèrement amoureux sans doute, mais certainement couard et qui, surtout, ne manque l'occasion de prouver qu'il ne croyait pas vraiment à ce que nous avons baptisé plus haut la réinsertion de Violetta. Ajoutez à cela un papa sûr de lui, de son Dieu, de son droit et sa position sociale, assez finaud pour comprendre qu'il y a chez cette femme plus de générosité que de perversité et qui en jouera de manière assez « dégueulasse ». Qu'ils versent au bout de la route – pas la leur d'ailleurs – de belles et chaudes larmes de crocodile ne fait qu'aggraver leur cas.

 

Une contre-héroïne

Tout cela peut sembler bien trivial, certes. Mais force est d'admettre que la lumière qui jaillit vient exclusivement de la « dévoyée », et de nul autre. Et là, c'est vrai, avant qu'elle ne crache le peu de vie qui lui reste, on éprouve le besoin, qui n'est pas seulement compassion, de s'arrêter un peu longuement auprès d'elle.

Histoire peut-être de comprendre ce qui fait d'elle non pas une flamboyante héroïne de l'opéra du XIXe siècle (façon Lucia, Isolde ou Carmen), mais peut-être bien l'héroïne du XIXe siècle dans l'opéra… Contre-héroïne, avons-nous dit. En d'autres mots, Violetta semble concentrer sur et dans sa pauvre destinée tout ce qu'il peut y avoir – presque tout – de non héroïque dans l'espace où se meuvent ordinairement ses sœurs en opéra. Et d'abord, pour ne s'en tenir qu'au plus immédiatement appréhensible, Violetta n'est ni reine, ni princesse, ni héritière, ni même esclave (ce qui, malgré les apparences, est plutôt un « atout »). Ni mère déchirée, ni fille chérie, ni épouse délaissée. Aucun lien sacré en quelque sorte. Elle n'est pas même une prostituée. Une demi-mondaine. Déjà une demi-femme. Demi-femme objet. De concupiscence. Du désir ou des désirs. De convoitise. Mais aussi d'aversion. De pression. Et, pour finir, objet du délit.

Et c'est d'avoir voulu émerger de cette condition que Violetta va mourir. Sans doute serait-elle morte, puisque la maladie l'envahit déjà. Morte cependant dans des tourbillons de volupté. Morte idiote, quoi ! Mais non, on fera son éducation. Non seulement les poumons ravagés mais aussi le cœur brisé. Parlons-en, d'ailleurs, de cette mort. Pas de bûcher. Pas de filtre. Pas de lame. Pas d'échafaud. Pas de poison. Une mort lente par pourrissement intérieur, qui a quelque chose d'une longue, très longue expiation en général épargné à ses grandes sœurs. Seul, Mimi, bien plus tard, partagera cette mort sale et contagieuse. Cette mort du siècle, soit dit en passant qu'à aucun moment on ne saurait choisir. Expiation, mais de quoi ? Violetta, sur la conscience n'a aucune mort. Violetta est sans crime, à défaut d'être sans tache, sans crime et sans naissance.

Défense d'aimer

Pas davantage elle n'a de mission à accomplir, de message à livrer, de destinée à respecter, de grand dessein à réaliser. Qu'a-t-on à lui reprocher vraiment, à cette fille, sinon son passé de demi-femme ? Très certainement de vouloir y échapper. Violetta ne gêne personne tant qu'elle n'est qu'un corps à prendre, un corps à vendre. Veut-elle avoir un cœur, qu'elle devient subversive. Et pourtant, dans ce curriculum vitae, aucune ignominie, aucune bassesse, aucun parjure. Mais c'est à elle que va être quelque part demandé plus de grandeur – elle qui n'est pas – taillée pour cela – plus de renoncement – elle qui n'a que ses bijoux – plus de vie pour conclure, qu'à la plus grande et généreuse de ses « paires ». La violence qui va lui être faite – entendez le sacrifice auquel elle va souscrire aussi bien que le « remboursement » qu'elle va subir – n'est rien moins qu'une défense d'aimer (pardon Wagner) en bonne et due forme. Défense d'aimer, oui mais qui n'a rien de ces interdits de la raison d'État, du droit de Dieu ou, de la cause du sang. C'est en vertu (le mot peut faire sourire, tant pis) de la moins ragoûtante, de la plus piteuse des motivations que Violetta est violentée dans sa tendresse et son désir de vivre : la respectabilité bourgeoise. Contre-héroïne qui n'a pour elle que sa force d'aimer. Mais, par un retournement formidable – sans doute sans précédent – il va lui falloir assumer autant – et même bien plus puisqu'elle n'en a pas les moyens – de grandeur tragique que n'importe laquelle de ses « collègues ». Tenir son rang à l'avant-scène du théâtre, voilà ce qui lui est imparti. Entrer dans la longue litanie de ces nobles dames, ô combien étincelantes et mystérieuses. À elle, la catin finalement trop respectueuse d'un ordre social tartuffe et bigot en diable, à elle, la fille de rien de trop généreuse et trop naïve, il va être imposé autant de noblesse et de sentiments immenses qu'à une reine impie ou une comtesse abandonnée. Partager le sort de celles qui sont de l'autre côté du rideau, voilà le traitement de choc qu'elle va supporter. Le salut par la contrainte. La conversion par le sacrifice. « Grand Dio ! morir si giovine… ». Mais au fait, de quoi est morte Violetta ? De maladie un peu, d'amour beaucoup, de désespérance terriblement. Mais plus encore de son siècle. Un siècle qui pour lui en avoir fait l'honneur de la hisser sur les planches ne s'en est pas moins montré implacable avec elle. D'autres, après elle, ne seront pas mieux traitées, pas moins assommées par le mensonge. Mais se défendront déjà bien mieux. Contre-attaqueront, même.

Voici la femme. Bien plus femme somme toute qu'héroïne. Si peu maîtresse de son drame. En tout cas énormément moins glaçante de beauté mythique ou de déchéance grandiose que tant d'autres. Simple. Une sœur en humanité, loin, bien loin du théâtre. Du coup, on pleure ni pour elle, ni sur elle. On la pleure, elle. Cette Violetta qui, seule, nous met le feu aux larmes.

De Marguerite à Violetta

De la courtisane à la dévoyée

L'héroïne du livret de Piave est inspirée de celle du roman de Dumas fils, elle-même composée d'après un personnage qui exista réellement, et dont la tombe au cimetière Montmartre, plus d'un siècle après, est toujours fleurie sous le nom de Marguerite Duplessis, demi-mondaine au cœur noble et généreux. Cette très jeune courtisane, modèle d'élégance et de raffinement, était atteinte d'un mal fatal. Se sachant condamnée, elle s'étourdissait de plaisirs. Dumas fils en tomba éperdument amoureux mais, impuissant à la sauver à la fois de son mal et de sa vie dissolue, s'enfuit désespéré à l'étranger, où il apprit sa mort ; elle venait d'avoir vingt-trois ans.

Écrit en quelques jours, son roman fut porté à la scène. Si le succès immédiat que remporta cette pièce assit la réputation de son auteur, à l'opéra ; l'affaire fut plus délicate. Le premier obstacle était de taille : pour la première et la dernière fois dans un opéra de Verdi, le sujet n'appartenait pas au passé, encore moins à la mythologie. Cette prostituée notoire, que le compositeur osa mettre en scène avec tant de réalisme, était, aux yeux de ses contemporains, d'une proximité brûlante, insupportable : elle déclencha un véritable scandale. L'opéra, donné en costumes contemporains, fut sifflé et ne put être à nouveau présenté que transposé au XVIIe siècle, sous Louis XIV. Autre difficulté : le choix de la prima donna, car toute l'œuvre – et c'est là encore le génie de Verdi, reposait sur elle seule. La Traviata s'articule, en effet, autour d'un rôle absolu et vocalement monstrueux, puisqu'il y faut une voix de soprano colorature au premier acte, de soprano lyrique au deuxième et de soprano dramatique au dernier. Pour la première fois dans l'histoire de la musique, un compositeur se consacrait à un opéra de personnages, où le héros devenait humain jusqu'au tragique. L'orchestre, les chœurs et les instruments n'étaient que les compléments des voix.

La Dame aux Camélias, Alexandre Dumas (extrait)

« Être aimé d'une jeune fille chaste, lui révéler le premier cet étrange mystère de l'amour, certes d'une grande félicité mais c'est la chose du monde la plus simple. S'emparer d'un cœur qui n'a pas l'habitude des attaques, c'est entrer dans une ville ouverte et sans garnison. L'éducation, le sentiment des devoirs et de la famille sont de très fortes sentinelles, mais il n'y a sentinelles si vigilantes que ne trompe une jeune fille de seize ans, à qui par la voix d'un homme qu'elle aime, la nature donne ses premiers conseils d'amour qui sont d'autant plus ardents qu'ils paraissent plus purs.

Plus la jeune fille croit au bien, plus elle s'abandonne facilement, sinon à l'amant, du moins à l'amour, car étant sans défiance elle est sans force, et se faire aimer d'elle est un triomphe que tout homme de vingt-cinq ans pourra se donner quand il voudra. Et cela est si vrai que voyez comme on entoure les jeunes filles de surveillance et de remparts ! Les couvents n'ont pas de murs assez hauts, les mères de serrures assez fortes, la religion de devoirs assez continues pour renfermer tous ces charmants oiseaux dans leur cage sur laquelle on ne se donne par la peine de jeter des fleurs. Aussi comme elles doivent désirer ce monde qu'on leur cache, comme elles doivent croire qu'il est tentant, comme elles doivent écouter la première voix qui, à travers les barreaux, vient leur en raconter les secrets, et bénir la main qui lève, la première, un coin de voile mystérieux.

Mais être aimé d'une courtisane, c'est une victoire bien autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l'âme, les sens ont brulé le cœur, la débauche a cuirassé les sentiments. Les mots qu'on leur dit, elles les savent depuis longtemps, les moyens qu'on emploie, elles les connaissent, l'amour même qu'elles inspirent, elles l'ont vendu. Elles aiment par métier et non par entraînement. Elles sont mieux gardées par leurs calculs qu'une vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-elles inventé le mot caprice pour ces amours sans trafic qu'elles se donnent de temps en temps comme repos, comme excuse ou comme consolation […]. Puis quand Dieu permet l'amour à une courtisane, cet amour qui semble d'abord un pardon devient presque toujours pour elle un châtiment. »

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